"Est-il possible d'analyser le rôle d'Isolde? Analyse-t-on un grand amour? Non, on le vit, on le ressent, on le souffre. C'est ainsi que je fus Isolde. La musique me guidait dans mon interprétation. Les thèmes magnifiques en étaient profondément gravés dans tout mon être, mon âme, mon cœur, ma chair même. J'avais besoin de m'épancher. Aucune richesse ne pourrait se comparer à la joie de se dédoubler ainsi. Incarner Isolde vaut la douleur de vivre. Si ma vie de femme a été en partie consacrée à mon art, je ne le regrette pas. Quel être, si parfait fût-il, pourrait se comparer à Tristan? Les heures vécues en scène suffisaient à mon bonheur. Le rôle parmi les rôles... Ce fut mon rôle favori! S'il est un rôle dont il faut être maîtresse absolue, c'est bien celui-là. Je mis six mois à m'en pénétrer. Lisez le poème, imprégnez-vous en et apprenez rigoureusement la musique. J'ai commencé par apprendre mon rôle en allemand, ce qui a été très difficile pour moi, car je ne connaissais pas cette langue à fond. J'en travaillais les paroles comme... un perroquet, me les répétant à moi-même, phrase par phrase, un nombre infini de fois. J'ai ensuite appris deux versions françaises différentes et deux russes, ce qui a fait, avec l'allemande, cinq versions! Je connaissais tous les thèmes et je ne crois pas m'être trompée en jouant ou plutôt en vivant Isolde en scène. Je sais gré à Wagner d'avoir dépouillé son œuvre des épisodes secondaires. L'amour unique y règne. L'amour qui devrait être le rêve de toutes les existences. Mais hélas! L'amour à tel point exalté peut-il résister à la vie? Gardons le souvenir des deux amants envolés de cette triste terre, jeunes, absorbés en eux-mêmes et fondus l'un dans l'autre, dans l'azur. Mon rêve, qui ne fut hélas pas réalisé, eût été de chanter Isolde à Bayreuth. Je fis une nuit un rêve bizarre : j'étais dans un studio meublé de grands pianos à queue, avec le maître - qui n'était plus - et madame Wagner lui disait : 'Voulez-vous entendre Felia Litvinne?' Le maître répondit : 'Mais, je l'entends toujours, je l'aime, elle fait partie de mon œuvre!' Je lui baisai les mains... et me réveillai."

Felia Litvinne

(in 1933, S. 269-70)